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Bonne lecture! 🙂
UNE VIE DE RÊVES
Je venais à peine de terminer mon café que l’interphone sonnait déjà. Je vis et travaille dans un appartement au centre de Toulouse. La ville est rose mais pas le moral de ses habitants.
Pour vivre, j’écoute. J’écoute les gens parler. Attention, je ne suis pas docteur en psychiatrie, je suis simplement une oreille attentive aux paroles de personnes esseulées. J’ai, par exemple, la visite d’une dame rousse entre deux âges. Elle sent la vanille et les croquettes pour chat. Elle me parle de ses anciens amants, de son fils parti à la guerre qui n’est jamais revenu, de ses innombrables verres de Bourbon qu’elle se sert le soir après avoir fermé les volets et de son chat gris qui est sa seule véritable compagnie. Elle a dû être très belle un jour. J’ai également la visite d’un vieux monsieur. Celui-là, je le soupçonne de simplement venir se rincer l’œil sur mon décolleté ou sur un genou dépassant de l’ourlet de ma jupe. Il est inoffensif mais peste sans arrêt contre sa femme qui change les rideaux du salon un peu trop souvent à son goût. J’ai aussi la visite d’une jeune fille déjantée aux cheveux pourpres et au regard bleu. Elle a une beauté qui dérange. Des os de pommettes saillants, des lèvres larges et pleines qui dessinent souvent un sourire narquois. Elle n’est ni bien dans sa tête, ni bien dans sa peau, ni bien dans sa vie. Elle réside dans une magnifique demeure de banlieue avec ses parents mais rêve de vivre dans la rue pour échapper au système et au fonctionnement de notre société. Comme je le disais, je ne suis pas docteur. Je ne prescris pas de médicaments et je n’ai aucune déontologie particulière à suivre. J’écoute. J’écoute, simplement. Parfois je pose une question à ma visite pour soit la faire réfléchir, soit la faire dévier sur autre chose. Les gens aiment parler. Parler d’eux surtout.
Un soir, alors que je m’apprêtais à baisser le rideau pour regagner le coin de l’appartement qui m’appartenait réellement, le téléphone de mon bureau sonna. J’hésitais un instant puis fini par décrocher.
« Allô ? »
Le silence, puis un chuintement et une voix d’homme.
- Bonsoir madame, peut-être est-il trop tard, vous vous apprêtiez à partir ?
- Ne vous en faites pas, seulement quelques pas me séparent de chez moi. Je vous écoute.
À nouveau un silence. Les silences ne me gênent pas, ne me font pas peur. Ils sont partie intégrante d’une conversation.
- Quelqu’un m’a parlé de vous, de vos bienfaits. Je me demandais si je pouvais passer vous rendre visite.
- Eh bien, c’est que maintenant il est tard. La nuit tombe et j’ai entendu beaucoup d’histoires. Pouvez-vous venir demain ? Votre heure sera la mienne.
- .. C’est-à-dire que demain il sera déjà trop tard.
Trop tard ? me disais-je un peu excédée par ce genre de comportement de tragédien. C’est maintenant qu’il est trop tard !
- Je peux vous accorder un peu de temps ce soir. Mais c’est demain que nous parlerons vraiment.
- J’arrive.
J’attendis une dizaine de minutes avant l’arrivée de mon mystérieux visiteur. Visiteur auquel je n’avais même pas demandé le nom. Je ne sais pas pourquoi mais quand la sonnette retentit, mon cœur se mit à battre et mes mains devinrent moites. Un frisson me parcouru le dos. J’avais le trac. Pourquoi diable avais-je le trac ?
Devant moi se tenait un homme d’une quarantaine d’années. Il était grand, sportif. Sa chevelure brune bouclait et grisonnait sur les tempes. Des mâchoires carrées, un regard noir et intense. Lorsqu’il me tendit la main dans un sourire, je remarquais un tatouage obscur au creux de son poignet. Son contact était chaud et ferme. Il me mit autant mal-à-l’aise qu’en confiance. Je l’invitais à entrer et lui proposais une boisson, qu’il déclina. À cet instant, je ne me doutais pas une seule seconde que cette dernière visite changerait le cours de ma vie.
Il se tenait au milieu du salon. Lui aussi avait l’air tendu. Je l’invitais à s’assoir sur le canapé tandis que je prenais place dans le fauteuil adjacent. J’attendis. Il avait tout à coup l’allure d’un petit garçon pris en faute : les doigts entrelacés, regardant ses chaussures, le front plissé. J’attendais.
- Je ne sais pas par quel bout commencer. C’est une histoire compliquée et qui est, à vrai dire, assez difficile à raconter. Mais, je pense que le plus dur sera de la croire.
J’en ai vu des gens défiler sur ce canapé. Des histoires j’en ai entendu des tas : des tristes, des gaies, des rocambolesques. Personne cependant n’avait commencé la sienne de cette manière.
- Je ne suis là pour juger personne et vous avez toute mon attention.
- Je m’appelle Gaël. J’ai quarante-quatre ans. Je suis né à Londres. Mon père était banquier et nous parcourrions le monde. Je n’ai pas connu ma mère. Elle est morte en me donnant la vie. Je crois d’ailleurs que mon père m’en a toujours tenu rigueur. Nous n’avons jamais été proches lui et moi. Il était obnubilé par ses fonctions et n’avait pas le temps de
s’occuper d’un gamin qui lui avait enlevé son bonheur. Malgré ses quatre-vingt-six ans, il pleure toujours ma mère. J’ai été élevé par un nombre incalculable de nourrices. Nous ne restions jamais plus de deux ans dans le même pays. À vingt ans, j’ai décidé de voler de mes propres ailes. Ce que j’avais toujours fait finalement. Je décidais de partir faire mes études à Paris. J’ai suivi un cursus en économie et commerce international. Je m’en suis plutôt bien sorti. J’occupais un poste important dans une grande firme de renommée mondiale. À vingt-sept ans, j’ai rencontré ma femme. Nous étions fous amoureux. Nous avons eu un fils… Il avait cinq ans quand la voiture que conduisait Élodie a quitté la route pour finir sa course sur le toit au fond d’un ravin. Il n’a pas survécu. Ma femme oui. Mais elle ne se pardonna jamais d’avoir perdu le contrôle du véhicule. Trois mois après l’accident, elle avala une boîte de somnifères alors que j’étais au bureau tentant vainement de m’occuper l’esprit. Elle laissa une lettre. Je l’ai apportée… je peux ?
- Je vous en prie.
Il sorti de sa poche un papier jauni et froissé, le déplia lentement, en tremblant presque.
« Mon Amour,
Pardonne-moi pour ce que je m’apprête à faire. Comprends-moi, car je ne peux plus continuer ainsi. Je ne peux plus vivre avec cette culpabilité qui me ronge. Je ne peux plus supporter de vivre avec la mort de notre fils sur la conscience. Chacun de tes regards qui se posent sur moi est un reflet du sien. Tes mains, ton sourire, le rire au fond de tes yeux, tout me le rappelle. Chaque seconde de ma vie s’est transformée en cauchemar car je suis la cause de notre malheur. Surtout, ne te reproches rien. Tu as tout fait, absolument tout pour que je me relève. Jour après jour, je t’ai vu me porter, porter ma peine et la tienne. Je ne peux plus te faire endurer cela. La vie est devenue un fardeau et j’en souffre dans ma chair. Ne m’en veux pas, je t’en supplie. Je n’aurais fait que te pousser vers les abysses de mon désespoir. Je pars le cœur léger car je vais retrouver notre fils et lui demander pardon. Je t’aime. Je t’aimerai toujours et je t’embrasse tendrement.
Ton Élodie »
Il fit une pause. Je senti que des sanglots lui serraient la gorge. Je savais qu’il était sur le point de craquer.
- Respirez profondément. Maintenant, pliez la lettre et rangez-la dans votre poche.
Il choisit celle contre son cœur.
- À présent, dites-moi ce que vous attendez de moi.
Il me regarda intensément. Son regard me transperça.
- Je veux comprendre.
- Que voulez-vous comprendre Gaël ?
- Je veux comprendre pourquoi chaque nuit, lorsque je rêve de ma femme, elle rit et c’est votre visage qui remplace le sien.
Je restais là, hébétée sur mon fauteuil. Je me dis que cet homme, que je n’avais jamais vu du reste, ne devait pas avoir toute sa tête.
- J’ai le visage de tout le monde.
Il se leva, s’approcha doucement de moi et à ce moment-là je pris peur. Il s’agenouilla lentement et prit mes mains dans les siennes, plongeant son regard noir dans les tréfonds de mon âme.
- Non, c’est vous, c’est bien vous qui, nuit après nuit, hantez mes rêves. J’ai cru être fou jusqu’au jour où j’ai rendu visite à un ami qui avait une photo de vous trônant dans son salon.
- Une photo de moi ? Mais qui est cet ami ?
- Laurent Causse.
Je connaissais effectivement très bien Laurent. C’était un ami de la faculté. Nous étions toujours restés en contact et en excellents termes.
- Vous étiez sur une plage et vous riez tous les deux.
Le séjour en Corse s’en doute, me disais-je.
- Lorsque j’ai vu cette photo, j’ai cru défaillir. Votre visage était reconnaissable entre mille puisque j’en rêvais toutes les nuits.
Je ne savais plus quoi dire et brûlais d’envie d’appeler Laurent pour savoir si son ami ne s’était pas enfuit d’un asile psychiatrique.
- Ma femme m’a dit beaucoup de choses sur vous. Je vous connais sans vous connaître… Je sais que vous adorez le café noir le matin mais que l’après-midi vous le préférez au lait avec deux sucres. Vous préférez les chiens aux chats trop indépendants à vos yeux. Vous détestez entendre le téléphone sonner mais vous pouvez passer des heures en ligne avec votre sœur. Vous aimez les levers et les couchers de soleil et la lumière dorée dont ils habillent la ville. Vous aimez Toulouse pour ses briques rouges et son ciel souvent bleu. Vous n’aimez pas le métro mais vous pourriez oublier d’en sortir si vous avez un bon livre. Vous avez une sainte horreur du fromage et des brocolis mais le mélange des deux vous ravie. Vous êtes sensible et forte à la fois. Vous êtes généreuse, aimante mais pouvez vous montrer parfois cruelle.
- STOP !
Il s’était lancé et rien ne paraissait pouvoir l’arrêter.
- Est-ce une blague ? Vous êtes de mèche avec Laurent, n’est-ce pas ? Il vous a fait une liste que vous avez apprise par cœur pour me faire la peur de ma vie ? Il est plein de malice et friand de canulars. C’est bon, je vous ai démasqués ! Où se trouve la caméra ? dis-je en riant.
- Ce n’est pas une blague. Laurent m’a pris pour un fou lui aussi lorsque je lui ai tout raconté. Je me prends moi-même pour un fou à vrai dire. Mais je suis bel et bien forcé de constater que vous êtes bien là en chair et en os.
J’étais mortifiée sur mon fauteuil. Je devais bien me rendre à l’évidence, l’homme assis devant moi me connaissait indubitablement.
- Écoutez, il est très tard maintenant. Je dois avouer que votre histoire m’a chamboulée et je dirais même qu’elle m’a effrayée. Et…
- Bien sûr, je comprends. Mais permettez-moi de vous dire une dernière chose. Une chose d’une importance capitale. Je vous en prie, écoutez-moi attentivement. Demain, vous allez faire des courses vers les Minimes. Ne me regardez pas comme ça, je le sais c’est tout. Je vous en conjure, ne prenez pas le métro. Déplacez-vous en bus, à vélo, à pieds, ce que vous voulez, mais, s’il vous plait, n’empruntez pas le métro. Je vous en supplie. Prenez-moi pour un fou si vous le voulez, mais écoutez mes paroles. Ne prenez pas le métro.
- D’accord, d’accord. Je ne prendrai pas le métro, c’est promis.
Et d’ajouter dans ma tête « si ça peut te faire plaisir et te faire quitter les lieux surtout ! »
- Merci de m’avoir écouté. Bonne nuit.
Une fois la porte refermée sur cet homme étrange, soulagée d’être seule, je restais un moment adossée au mur pour me remettre de mes émotions. Je couru ensuite vers mon bureau, empoignais le téléphone et composais le numéro de Laurent. Il répondit instantanément.
- Salut Nora ! J’attendais ton appel.
- Toi aussi tu fais dans la voyance maintenant ?
- Je savais que Gaël allait passer chez toi ce soir. Qu’en as-tu pensé ?
- Ce que j’en ai pensé ? Tu plaisantes ? Il n’y a rien à en penser. Ton ami est complètement fou ! Il m’a fait peur tu sais. Tu aurais tout de même pu me prévenir !
- Lui aurais-tu ouvert la porte ? Non, je ne crois pas. Et malgré qu’elle soit folle, son histoire est plausible vu le nombre de données vérifiables.
- Je n’en crois pas mes oreilles ! Toi, le scientifique qui ne croit en rien, tu es prêt à gober ces salades ?
- C’est justement le scientifique qui parle. Je suis obligé de me rendre à l’évidence, Gaël te connait et la réaction qu’il a eue en découvrant ta photo me donne encore la chair de poule.
- Si tu as d’autres amis dans le genre, je te serais reconnaissante de bien vouloir te les garder. Bon, allez, sans rancune. Je te souhaite une très bonne nuit. Bisous !
- Bonne nuit à toi aussi. Bisous.
Une bonne nuit… Il m’était bien entendu impossible de m’endormir. D’abord parce que cette histoire me perturbait, mais le personnage également. Il hantait mes pensées et le souvenir de mes mains dans les siennes me troublait. Je me laissais enfin aller dans les bras de Morphée vers les deux heures du matin.
Le lendemain, j’annulais tous mes rendez-vous. Je savais qu’il me serait impossible de me concentrer sur des histoires de changement de rideaux, de chat gris ou de voisins trop bruyants la nuit. De plus, j’avais entendu parler d’un restaurant japonais qui ouvrait ses portes. Je pris mon temps pour me préparer. Je commençais par un long bain, puis choisi soigneusement ma tenue, me fit une coiffure complexe et ajoutais au trait de crayon habituel sur mes paupières une touche de fond de teint. Je sorti sous un soleil radieux. Malgré l’heure matinale, les rues étaient déjà noires de monde mais tout ce que j’entendais était le chant des oiseaux. J’ignore pourquoi j’étais si sereine après cette nuit agitée.
Sereine, enfin, jusqu’à ce que j’arrive devant la bouche de métro. Les paroles de Gaël résonnaient dans ma tête. Je balayais d’un revers de main mon hésitation et aidais une dame à descendre les escaliers avec sa poussette. Devant les portiques, je ne pu m’empêcher à nouveau de penser à Gaël. Soudain, ce monde souterrain me paru hostile. Je rebroussais chemin et optais pour le bus que j’attendis de l’autre côté de la rue. Quelques instants plus tard, des sirènes se firent entendre au loin et des gens affolés sortaient du métro en se bousculant. Une horde de policiers armés jusqu’aux dents se posta devant l’entrée. Mais que se passait-il ? Des curieux se massaient autour des barrières de sécurité que les pompiers venaient d’installer. Je restais là, hébétée, m’imaginant piégée dans les entrailles de la Terre. Impossible d’obtenir ne serait-ce qu’une bribe d’information. Aucun agent des forces de l’ordre ne daigna me regarder tandis que je leur demandais ce qui pouvait bien nécessiter un tel déploiement. Penaude, je renonçais à mes courses et rentrais chez moi. J’allumais vite la télévision et la radio. Ce fût cette dernière qui m’apprit ce qu’il s’était passé.
« Maintenant, direction Toulouse où notre envoyé spécial nous signale une prise d’otage dans le métro à la station… »
Je n’entendais plus rien. J’étais sous le choc. J’appris plus tard qu’un forcené avait pris d’assaut un wagon avec une arme de guerre faisant un mort et quatre blessés dont un enfant. J’écoutais avec stupeur le récit sordide des évènements avec, au fil des heures, de plus en plus de détails.
« Merci à Mme Gaëlle Lopez pour toutes ces précisions. Nous reprenons l’antenne… »
GAËL ! Je bondis sur le téléphone et me rendis compte que je n’avais même pas pris ses coordonnées. Laurent.
- C’est Nora. As-tu le numéro de ton ami Gaël ?
- .. Bonjour Nora. Comment vas-tu en cette belle journée ensoleillée?
- Je te prie de m’excuser, je suis complètement ailleurs. L’as-tu s’il te plait ?
- Quelle est donc cette hâte ? Je croyais que tu ne voulais pas en entendre parler. As-tu vu ce qui s’est passé dans le métro Capitole aujourd’hui ? C’est fou non ? Les gens ont complètement perdu le sens des réalités et…
- Pour l’amour du ciel Laurent, donne-moi ce fichu numéro de téléphone!
- Très bien, très bien ! À vos ordres madame ! Tu as de quoi noter ?
Je composais fébrilement les dix chiffres que Laurent venait de me dicter mais tombais sur le répondeur. J’essayais à nouveau en pestant tous les gros mots de la terre.
« Allô ?… Allô ??… Nora ? »
En un tressaillement :
- Oui, c’est moi. Comment avez-vous su ? Comment est-ce possible ? Vous… vous m’avez sauvée. J’ai bien failli le prendre ce métro. Vous m’avez sauvée.
- Voulez-vous que je vienne vous rejoindre ?
- Non ! Si… Je ne sais pas…
- J’arrive.
Lorsque nous nous assîmes de part et d’autre du canapé dans la pénombre de mon appartement, d’aucun n’aurait pu ignorer l’électricité qui émanait de nous et qui envahissait toute la pièce. Je lui demandais à nouveau des explications.
- C’est comme je vous l’ai dit, je rêve de vous toutes les nuits et ce depuis des mois. Je ne fais pas que rêver de vous. Je rêve de votre avenir.
- Mon avenir ? Mais pourquoi moi ? Nous ne nous connaissions pas avant hier soir !
- Vous n’en avez absolument aucune idée ? »
J’avais peur de comprendre.
- Et bien parce que votre avenir, vous le partagez avec moi.
Boum. Coup de massue.
- Ça a débuté peu après la mort de ma femme. Petit à petit je me suis rendu compte que ce dont je rêvais la nuit se réalisait systématiquement. J’avais très peur et me suis traîné chez un psy. J’étais perdu. Il m’a parlé de syndrome post-traumatique, de certains drames qui peuvent ouvrir certaines portes. Il trouvait le phénomène fascinant. Nous sommes allés jusqu’à prendre rendez-vous avec un ami à lui neurologue de son état pour étudier mon sommeil. Tous deux sont restés très perplexes face aux résultats. Pour schématiser, il semblerait que la partie du cerveau qui fabrique les rêves était éteinte au moment où je rêvais et que c’était celle de l’éveil qui fonctionnait. Comme si j’étais réellement en train de vivre mon rêve. C’est, en d’autres termes, comme si je vivais mon futur, et donc le vôtre également.
J’étais clouée. Je tentais d’appréhender toutes ces révélations. J’étais si fatiguée tout à coup.
- Nora, je vais vous proposer quelque chose. Il se fait tard, je vais vous laisser vous reposer et demain matin je vous apporte le petit-déjeuner et nous pourrons en reparler si vous le voulez bien.
- Non…
- Non ?
- … restez. Je vous en prie, restez.
Nous passâmes la nuit sur le canapé à discuter de ses rêves à la lueur de la cheminée. Il ne voulait me dévoiler aucun détail sur mon avenir. Ou devrais-je dire le nôtre ?
- Vous vous étiez faite belle pour sortir ce jour-là. Je veux dire, plus que d’habitude. Vous aviez fait attention au moindre détail. Le soleil vous embellissait davantage. Vous vouliez faire des courses et découvrir un restaurant japonais qui venait d’ouvrir ses portes. Vous avez pris le métro dix minutes trop tôt. Vous êtes tombée dans l’embuscade. Plus tard, quelqu’un a témoigné que le forcené vous avait abattue pour avoir défendu une mère et son bébé.
- Ce bébé et sa mère, je crois bien les avoir vus. Ce sont sans doute eux que j’ai aidés à descendre les escaliers. Ils ont emprunté la direction que j’aurais prise si j’étais montée dans cette rame.
- N’y pensez plus. Il faudrait que vous vous reposiez à présent.
La lueur du jour filtrait à travers les rideaux habillant la pièce d’une couleur rosée. Cette lumière nous enveloppait comme une amie bienveillante. Gaël tendit la main vers ma joue, la caressa du bout des doigts puis la glissa dans mes cheveux. Il m’attira vers lui et posa ma tête contre son torse. Je me blotti contre lui, il me serra dans ses bras. Il avait une étreinte puissante. Son parfum était à la fois musqué et poivré et ravissait mes sens. Nous sommes restés là un moment jusqu’à ce que le sommeil nous emporte.
Je ne m’étais pas rendu compte que Gaël s’était levé. C’est l’odeur du café fraichement coulé qui me réveilla. Quelle odeur délicieuse. Je me levais un peu endolorie et suivais les effluves de petit-déjeuner jusque dans la cuisine. La table était mise : jus d’orange pressé, viennoiseries, café chaud, beurre, confitures et pains croustillants trônaient.
- Bonjour ! Madame est servie !
- Quelle table magnifique ! Tout est alléchant ! Y a-t-il des pains aux raisins ?
- C’est un test ? Je sais pertinemment que vous n’aimez pas ça…
- Bien joué…
Nous nous régalâmes de ces mets dans un silence quasi religieux.
- De quoi avez-vous rêvé cette nuit ?
- Fort heureusement, de rien. J’étais bien trop épuisé pour pouvoir me souvenir de quoi que ce soit. J’ai dormi comme une pierre.
- Malgré le canapé, le réconfort de vos bras m’a permis de me reposer.
- Mon approche était peut-être un peu trop cavalière…
- Des approches cavalières j’en ai connues…. La vôtre était plutôt douce et je dois dire agréable.
Nous sommes restés un moment silencieux, osant à peine nous regarder dans les yeux. Il y avait comme une gêne, l’osmose de la veille avait disparu et la lumière du jour était bien trop claire pour nous pousser à nouveau à la confidence.
- Nora, je dois y aller. J’ai un rendez-vous que je ne peux manquer. Vous reverrai-je bientôt ?
- Vous savez où j’habite…
- Je vous appelle dès demain.
Il déposa un baiser sur mon front et parti. Je me levais en trombe, m’habillais à la hâte, enfilais mes lunettes de soleil, un grand chapeau et couru
en bas de l’immeuble. Avec un peu de chance, je ne l’avais pas perdu. Je le vis tourner au coin de la rue juste à temps. Je le suivi en gardant bien mes distances. Cela me dérangeait qu’il sache tant de choses sur moi, il m’avait certes raconté son passé, toutefois, je n’avais aucune idée de la manière dont il occupait ses journées.
Il marchait à vive allure en regardant sans arrêt sa montre. Il avait l’air de chercher son chemin lorsqu’il s’arrêta net. Il fixait la devanture d’une bijouterie. Il entra dans une porte cochère de l’autre côté de la rue et de là où je me tenais, je pouvais l’apercevoir. Il regardait l’heure sans arrêt. Le clocher d’une église non loin de là sonnait onze heures et demi. Il prit son téléphone et sa conversation ne dura pas plus de deux minutes. Quelques instants plus tard, deux voitures de police banalisées se garaient devant la bijouterie. Les policiers en sortirent arme au poing et entrèrent dans le commerce. Gaël se remit en route. J’étais partagée entre l’envie de voir ce qui allait se passer et celle de le suivre.
Je décidais de le suivre. Il entra dans un café rue Gambetta, s’installa au bar et commanda une bière. Il regardait la serveuse d’un air indéfinissable. Il prit une serviette dans le distributeur, sorti un stylo de sa poche et se mit à écrire sur le bout de papier. Quand la serveuse passa près de lui, il lui tendit le mot en lui offrant son plus beau sourire, paya sa bière et sorti. Quel était donc cet étrange manège ? Mon cœur se serra quand je le vis s’approcher d’une école. Il était près de midi et les enfants n’allaient pas tarder à sortir. Il s’était adossé à un arbre. Aurait-il eu un autre enfant dont il ne m’avait pas parlé ? Quand la cloche retenti, une horde d’enfants sorti en criant de joie. Il paraissait avoir tous ses sens en alerte, et avait l’air de chercher quelqu’un. Son regard s’arrêta sur une tête blonde d’à peu près dix ans. C’était une petite fille, elle avait un ballon rouge dans les mains. Une de ses camarades la bouscula par inadvertance, et le ballon s’envola prenant la direction de la route. La petite fille blonde couru après et c’est de justesse que Gaël la rattrapa par le cartable pour lui éviter une collision avec une voiture arrivant à vive allure. La maman ayant assisté à la scène remercia mille fois Gaël. Puis il continua sa route.
Nous avons traversé la Garonne par le Pont Neuf, avons marché encore pour s’arrêter cette fois devant un cimetière. Il salua le gardien en lui serrant la main, échangea quelques mots avec lui et prit le chemin des allées. Ça n’allait pas être facile de le suivre ici. Je le laissais avancer. J’espérais que le gardien ne me remarquerait pas, mais avec ce chapeau…
Lorsqu’il tourna au détour d’une sépulture, je pris mes jambes à mon cou pour ne pas le perdre de vue. J’allais tourner au même endroit lorsqu’il apparut le sourire aux lèvres.
- Madame, vous devriez savoir que ce n’est pas très poli de suivre les gens dans la rue.
Je senti le fard me venir aux joues. Je n’avais jamais été aussi embarrassée de ma vie.
- … Je suis désolée. Je n’ai pas réfléchi. J’étais curieuse de savoir ce que vous faisiez de vos journées. Je suis confuse et vraiment honteuse. Vous en savez tellement sur moi. J’ai l’impression d’être mise à nu.
- Je comprends. Mais vous auriez pu tout aussi bien me poser simplement la question.
Et levant les yeux vers ma coiffe :
- Joli chapeau… Bon, venez. Je vais vous présenter quelqu’un.
Il me prit la main et m’entraîna dans une autre allée. Nous nous arrêtâmes devant une tombe. Elle était sobre mais remplie de fleurs. Sur la pierre on pouvait lire
« À mon épouse adorée et mon fils chéri », des noms et des dates. Il avait l’air sombre tout à coup. Nous sommes restés là, muets, tête baissée.
- Cela fait des années maintenant, mais la douleur est toujours aussi vive. Il n’y a que vous…
Il laissa sa phrase en suspens. Il se tourna vers moi et me regarda longuement. J’avais comme un vertige, son regard m’enveloppait de tendresse… et de désir aussi. Il prit mon visage entre ses mains et posa ses lèvres sur les miennes. Ce baiser me chavira, la tête me tournait et une boule de velours se tapi au creux de mon ventre.
- Allons-nous-en.
On entra dans un petit Casino. Munis de boissons fraîches et de sandwichs, nous nous installâmes sur les bords de la Garonne. Il me raconta que sa vie s’était transformée en course contre la montre. Il était très aisé. Il n’avait pas besoin de se lever chaque matin pour gagner son pain. S’il se levait le matin, c’était pour dédier sa vie aux autres.
Tout à l’heure, devant la bijouterie, si je n’avais pas appelé la police, et si elle était arrivée plus tard, un homme aurait été abattu. Un homme qui était là pour acheter une bague de fiançailles. Il aurait laissé derrière lui sa future femme et leur bébé de sept mois. La serveuse du café aurait tenté de mettre fin à ses jours ce soir en rentrant chez elle. Personne ne la remarque jamais, personne ne la gratifie d’un compliment. Aujourd’hui était le jour de trop. Elle ne supporte plus d’être transparente. Je lui ai glissé un mot doux dans la main lui disant que sa nouvelle coupe de cheveux lui allait à ravir et qu’elle était belle comme le jour. Bien sûr, je ne sais pas si cela la dissuadera de commettre l’irréparable, mais je me devais de tenter. Pour ce qu’il s’est
passé devant l’école, la petite fille au ballon rouge aurait survécu à la collision mais n’aurait jamais plus remarché.
- Vous faites cela toute la journée ? Empêcher des accidents, des suicides, des hold-up ?
- À vrai dire, non. Dans mes rêves, je ne vois que trois évènements dramatiques majeurs prévus, si je puis dire, pour le lendemain. Fort heureusement, le reste de la nuit, je rêve d’évènements heureux… et de vous.
Je baissais les yeux. Il m’intimidait. Il parlait de ces histoires incroyables avec un naturel qui me désarmait. N’importe qui l’eut pris pour un fou. Mais son flegme poussait au sérieux.
Nous avons parlé jusqu’à ce que la lumière vive du soleil ne pâlisse pour laisser place à un ciel gris.
- Il commence à faire frais. Si vous le voulez, je vous invite déguster ma spécialité : gratin de pommes de terre au roquefort et sa ventrèche.
- Je n’imaginais pas que vous puissiez avaler tout ça !
- Je suis très gourmande ! Ne le saviez-vous pas ?
- Si bien sûr. Mais je n’ai jamais eu droit à ce plat dans mes rêves.
- Vous verrez qu’après l’avoir dégusté il viendra vous hanter toutes les nuits.
Il rit de bon cœur.
Après avoir fait quelques emplettes pour compléter le menu, nous nous sommes installés à la cuisine un économe dans une main, un verre de vin dans l’autre.
J’avais l’impression qu’une très ancienne connivence nous unissait. Tout était fluide. Je ne me sentais plus mal-à-l’aise ou maladroite en sa compagnie.
Nous avons discuté une bonne partie de la nuit en sirotant le bon Fitou que j’avais en réserve. Vers minuit, nous étions ivres. Ivres de vin, ivres de mots, ivres de nous. Sa main se hasarda sur la mienne, son doigt suivant les sillons de mes veines. Il plongeait son regard dans le mien. Une fois de plus, il m’attira vers lui et le baiser qu’il me donna fut le prélude d’une longue et douce étreinte. Lorsque je fermais les yeux, je m’envolais haut, très haut dans le ciel.
Je me sentais encore sur un nuage lorsque je m’éveillais le lendemain. J’étais une femme comblée, remplie d’amour. J’avais l’impression d’être l’être-humain le plus heureux de la Terre, transporté dans un tourbillon de bonheur et de béatitude. Je me tournais vers l’autre côté du lit pour y découvrir avec surprise des draps froids. Je n’avais pas remarqué que Gaël s’était levé.
La tête et les paupières un peu lourdes, j’enfilais une robe de chambre et parti à la recherche de mon amant. Dans le salon, plus aucune trace du dîner de la veille, que l’on n’avait pourtant pas débarrassé. Quelle gentille attention me suis-je dit. Je me dirigeais alors vers la cuisine pensant le trouver là. Personne. Cela ne faisait pas longtemps que nous nous connaissions mais j’en savais assez pour trouver étrange le fait qu’il ne m’ait pas laissé un mot me disant où il était parti. Peut-être était-il pressé, avait-il juste eu le temps de ranger notre désordre de la veille avant d’aller courir à la rescousse d’un anonyme.
Ceci étant, l’heure avait déjà bien avancé et ma première visite de la journée n’allait pas tarder à sonner à la porte. Je me douchais et m’habillais à la hâte.
Je venais à peine de terminer mon café que l’interphone sonnait déjà. Je devais avoir la visite d’un jeune marié en proie à l’angoisse de son union. Lorsque j’ouvris la porte, le vieil homme de mon immeuble se tenait devant moi.
- Mr Leconte ?
- Eh bien ma petite, vous avez l’air d’être bien surprise de me voir.
- J’avoue que ce n’est pas vous que je m’attendais à trouver derrière ma porte. Nous nous sommes vus il y a trois jours. Nous avions à nouveau rendez-vous ?
- Mais bien entendu que nous avions rendez-vous, ma chère. Et ce depuis quinze jours. Et je peux vous certifier, qu’il y a trois jours, nous ne nous sommes pas vus.
Pendant qu’il prenait place, je vérifiais mon agenda. Le vieil homme avait bien rendez-vous trois jours plus tôt.
- Je ne peux vous consacrer que quelques instants. Vous n’êtes pas marqué pour aujourd’hui dans mon agenda et j’attends la visite de quelqu’un d’autre. Lorsque cette personne arrivera, je serai dans l’obligation de la recevoir.
- Bien, bien. Mais je continue à croire que vous faites erreur. Il peut m’arriver d’omettre les rendez-vous du dentiste ou du podologue, mais pas les vôtres.
Il passa l’heure suivante à pester contre sa femme trop bavarde, trop exigeante, trop délurée, trop colérique, trop présente. Je me demandais pourquoi mon jeune marié n’avait pas pointé le bout de son nez.
- Vous êtes ailleurs.
- Non, pas du tout. Je suis navrée si quoi que ce soit dans mon comportement vous a fait penser cela.
- Ne vous en faites donc pas. J’en ai fini pour aujourd’hui. Bien le bonjour madame.
J’ouvris à nouveau mon agenda. Prochaine visite : la dame au chat gris. L’interphone sonna, et encore une surprise. C’est une jeune immigrée japonaise qui se présente. Le vieil homme et cette jeune femme étaient prévus il y a trois jours.
La jeune fille me racontait ses déboires. Entre la barrière de langue, pensant trouver plus de Français parlant anglais, le racisme latent et les traditions à l’opposé des siennes, elle avait un peu de mal à s’intégrer. Au milieu d’une histoire, je la coupais.
- Excusez-moi. Je suis confuse. Mais, quel jour sommes-nous ? Nous sommes bien le 19 avril ?
- Euh, non. Nous sommes le 16.
Non, c’est impossible. Où étaient passées ces dernières 72 heures ? Je me repassais le film des trois derniers jours toute la journée. Lorsque le soir arriva enfin, que je refermais la porte sur ma dernière visite m’apprêtant à prendre congé de mon salon des confidences, la sonnerie du téléphone de mon bureau retenti. J’hésitais un instant, puis fini par décrocher.
- Allô ?
- Bonsoir, madame. Peut-être est-il trop tard, vous vous apprêtiez à partir ? »
Serait-ce possible ?
- Je vous écoute.
- Quelqu’un m’a parlé de vous, de vos bienfaits. Je me demandais si je pouvais passer vous rendre visite.
- Et bien c’est que maintenant il est tard. La nuit tombe et j’ai eu une journée chargée en émotions. Pouvez-vous venir demain ? Votre heure sera la mienne.
- .. C’est-à-dire que demain il sera trop tard.
- Je ne pourrai pas vous recevoir longtemps.
- J’arrive.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Quelle était donc cette farce ? J’attendais que mon mystérieux visiteur arrive. J’avais le trac. Lorsque j’entendis la sonnette, mon cœur menaça de quitter ma poitrine. Derrière la porte se tenait un homme d’une quarantaine d’années : Gaël.
Tout se déroula de la même manière que trois jours auparavant. Il me raconta son histoire, lu la lettre de sa femme et lorsque je lui demandais ce qu’il attendait de moi :
- Comprendre, me dit-il.
Je le laissais à nouveau me raconter ses rêves. La surprise en moins.
- Vous ne dites rien ? Vous pensez que je suis fou, n’est-ce pas ?
- À vrai dire, je me dis que c’est moi qui dois être folle. Je vous connais et je connais votre histoire car vous me l’avez déjà racontée. Je sais pourquoi vous êtes ici. Vous êtes ici pour me mettre en garde.
Il me regarda avec des yeux ronds ce qui me fit beaucoup rire.
- Quelle est la raison de cette hilarité ?
- Je me trouve face à la tête que je devais faire lorsque vous m’avez raconté votre histoire il y a trois jours. Mais comme il y a trois jours c’est aujourd’hui, je trouve la situation plutôt cocasse.
- Je ne comprends pas.
- Rassurez-vous, je ne comprends pas plus moi-même. Mais le fait est que tout ceci s’est déjà produit.
Je le laissais digérer l’information.
- Je vais nous éviter de perdre du temps. Demain, je vous promets que je ne prendrai pas le métro mais j’empêcherai une mère et son enfant d’y monter. Maintenant, j’ai faim. Gratin de pommes de terre au roquefort et sa ventrèche, le tout arrosé de Fitou. Figurez-vous qu’il y a d’autres choses que je sais à propos de vous et je compte bien ne pas en perdre une miette.