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Bonne lecture! 🙂 

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TIC TAC

Elsa se redressa lentement sur son lit. Elle n’avait pas véritablement le choix, elle faisait tout lentement depuis de nombreuses années. Tout dans son corps lui rappelait qu’elle avait fêté ses cent vingt ans. Tout dans son corps lui disait qu’il était grand temps de partir. Mais voilà. Elle était bel et bien là. Il n’y avait que son cœur et sa tête qui ne se décidaient pas à la lâcher. Son cœur, pourtant, si souvent brisé, si souvent mis à l’épreuve. Tous ceux qu’elle avait aimés et qu’elle aimait encore avaient depuis longtemps disparu. Même son plus jeune fils qu’elle avait mis au monde tardivement n’était plus. Cela faisait cinq ans. Déjà. Parfois, elle se surprenait à prier le bon dieu de la rappeler auprès de lui. Que n’avait-elle pas encore vécu pour être encore présente sur cette Terre ?

 

Elle avait eu une belle vie. Chaque détail était net. Elle avait eu la chance de vivre à une époque où le monde se transformait en un battement de cil. Elle avait tout vu. De la première ampoule au téléphone portable dernier cri.

 

Elsa a vu le jour dans un petit village du sud de la France le 5 juin 1895. Sa mère lutta pendant trois jours pour la mettre au monde. À bout de force, la pauvre femme s’éteignit au moment où Elsa poussait son premier cri. Elle était la cadette d’une fratrie de cinq. Leur père ne se remit jamais tout à fait de la mort de son épouse. Sa sœur aînée, Marguerite, lui raconta souvent comme leur père avait aimé leur mère. Il l’avait même adulée. Il s’occupa de sa grande tribu comme il le put. C’était un agriculteur bourru mais qui, au fond, avait un grand cœur et adorait ses enfants. Les trois frères d’Elsa travaillaient aux champs avec leur père tandis que sa sœur et elle eurent le privilège d’aller à l’école. Leur père voulait pour elles de beaux mariages avec des hommes instruits capables de leur offrir un bel avenir et d’assurer la satisfaction de chacun de leur besoin.

Marguerite n’eut malheureusement pas cette chance. La fièvre l’emporta lorsqu’elle avait dix-sept ans. Accablé par la douleur, leur père envoya Elsa chez les bonnes-sœurs dans l’espoir de faire d’elle la fille de bonne famille qu’elle n’était pas. Lorsqu’Elsa eut vingt ans, forte de son apprentissage chez les sœurs, elle rentra chez elle donner un dernier baiser à son père et ses frères puis partit pour la capitale.

 

Nous étions en 1915, en pleine révolution industrielle. Les immeubles Haussmanniens, les calèches mêlées aux automobiles et au tramway, les longues et belles robes des passantes, les redingotes et les cannes à pommeau sculpté des gentilshommes. Elle s’émerveillait de toutes les beautés qui s’offraient à ses yeux.

Elsa logeait chez une tante de sa mère. Bien que cette femme manquait cruellement de cœur, elle prit Elsa sous son aile en souvenir de sa nièce.

Mme Lambert possédait un atelier de couture rue du Morvan dans le XIème arrondissement. Il était sa fierté et bénéficiait d’une certaine renommée. Elle était veuve depuis une dizaine d’années et se trouvait être la femme la plus volubile et acariâtre qu’Elsa ait jamais connu. Elle pestait sans arrêt sur tout et tout le monde : sa voisine étant une malpropre, son voisin un pervers, le chat de la concierge était sans nul doute habité par le diable et les enfants de la famille habitant à l’étage étaient de petits mal-élevés-impertinents-sans-avenir. Soit il faisait trop chaud, soit trop froid, soit trop humide. Tout lui paraissait négatif et sans intérêt. Elsa la laissait se plaindre sans trop y faire attention tout en hochant la tête d’une approbation feinte afin de ne pas froisser sa tante. Elsa passait presque tout son temps dans la boutique de Mme Lambert. Cela ne faisait pas tout à fait un an qu’elle était arrivée à Paris et, mis à part les commerçants du quartier, elle ne connaissait personne.

Un matin, alors qu’elle consacrait toute son attention aux points fastidieux d’une robe ornée de dentelle, elle n’entendit pas la clochette de la porte tinter lorsqu’un un homme fit son entrée.

  • Bonjour, mademoiselle.

 

Elle sursauta et se piqua le doigt, mais n’en laissa rien paraître.

  • Bonjour monsieur, puis-je vous aider ?

L’homme resta là, à la dévisager, ce qui la mis très mal-à-l’aise.

  • Puis-je vous être utile ?

 

Il ôta son chapeau et fit une mince révérence tout en ne la quittant pas des yeux.

  • Je cherche une personne assez douée pour confectionner le plus beau des costumes.
  • Il sera pour vous ce costume, monsieur ?
  • Le baptême de ma nièce est pour dans un mois.
  • Dans ce cas, je vous suggère d’aller rue Pasteur. Vous y trouverez un très bon tailleur spécialisé dans les costumes pour homme.
  • Je connais tous les tailleurs qu’abrite cette maudite ville et pas un seul ne s’est montré à la hauteur.

 

Décontenancée, Elsa regarda ses mains usées par les aiguilles qui y terminaient trop souvent leur course et dit doucement:

  • Monsieur, je ne sais pas si vous trouverez votre bonheur dans notre boutique, mais si vous voulez bien repasser demain, ma patronne sera ravie de vous recevoir pour vous confectionner un costume à la hauteur de vos exigences.
  • Je n’ai aucunement besoin de rencontrer votre patronne. Je la connais votre Mme Lambert. C’est une vieille bique aussi hypocrite que menteuse. Mais je vous connais aussi, voyez-vous. Vous vous prénommez Elsa et j’ai ouïe dire que vous aviez des mains en or.

 

Il fit une pause, mesurant son effet puis reprit.

 

  • Il se trouve que vous avez confectionné des robes pour ma vieille mère qui est, la pauvre, toute tordue et pourtant les toilettes qui viennent de chez vous lui siéent parfaitement. Vous avez également habillé ma cousine. Elle est fort laide et traîne un affreux embonpoint. Vos robes parviennent à l’embellir, c’est inimaginable. Donc, oublions cette vieille fée qu’est votre patronne et veuillez prendre mes mesures je vous prie.

 

Elsa fut terriblement choquée par sa manière de s’exprimer si librement. Elle le fixa un instant, saisi le mètre, se plaça derrière lui et profita de cette position pour prendre les mesures de ses épaules. Mais, surtout, pour cacher qu’elle tentait de calmer les palpitations dans sa poitrine qui n’avaient cessé de croitre depuis l’instant où cet homme lui avait dit bonjour.

Ce fut le début d’une folle histoire d’Amour entre deux personnes que rien ne destinait à unir. Lui gentilhomme, elle fille de paysan.

Il s’appelait Bastien De Breuil. Il avait cinq ans de plus qu’elle et l’assurance qui émanait de lui donna tout de suite à Elsa l’envie de poser sa tête sur son épaule, de fermer les yeux et de se laisser emporter. C’est ce qu’elle fit pendant les soixante-trois années qui suivirent cette rencontre. Ils eurent un beau mariage. Elle avait été si heureuse ce jour-là. Bastien avait fait venir son père et ses frères, qu’elle n’avait pas vus depuis longtemps, pour qu’ils puissent assister à la cérémonie. Son cœur éclatait de joie. Sa robe de mariée, rangée dans une large boîte en tissu blanc jauni par le temps, avait gardé l’odeur des lys qu’elle avait serrés si fort contre elle.

 

Ensemble, ils eurent cinq beaux enfants. Trois filles et deux garçons.

D’abord il y eut Huguette le mardi 12 juin 1917. La douce Huguette de la fin du printemps. Une merveille. Une petite fille sage, une jeune fille gentille, une femme douce. Elle était comme le soleil du matin qui vient vous réchauffer de la nuit.

Elsa n’avait jamais connu une telle extase et à la fois une telle angoisse lorsqu’elle tint pour la première fois son bébé dans ses bras. Elle n’avait jamais ressenti un amour si entier, si intense, si vertigineux. Elle en fut émue aux larmes. Son bébé qu’elle avait imaginé tant de fois était là dans ses bras, plus tangible que jamais. Elle l’avait longuement admiré, s’imprégnant de cet instant. Elle ressentait tout de manière extrême : l’arrondi de la tête sur son coude, le poids sur son avant-bras, la chaleur qui émanait de lui et qui la parcourait entièrement de l’intérieur. Elle prenait pleinement conscience de l’instant présent qu’elle figeait dans l’éternité. Voilà qu’elle était responsable de l’épanouissement d’un être-humain.

 

Le lundi 10 novembre 1919 naissait André. C’était un enfant taciturne et introverti qui n’osait pas aller vers les autres. Il était doté d’une grande intelligence et d’un sens de l’observation très aigu. Une sorte de gravité ou d’inquiétude plissait toujours son front et sa sensibilité exacerbée lui compliquait beaucoup l’existence.

La douceur d’Huguette le rassurait et le calmait. Il était lié à sa grande sœur comme jamais. Lorsqu’elle le regardait, Elsa ressentait tout ce que ressentait son fils. Chaque malaise était palpable, chaque sueur froide. Elle souffrait de le voir si apeuré

lorsqu’il fallait s’ouvrir aux autres. Il était pourtant capable de tant d’amour. Il était attentionné, attentif même. Elsa fondait chaque fois qu’André se lovait contre elle comme un petit chat avant de s’endormir.

Madeleine naquit le mardi 6 septembre 1921. C’était une enfant curieuse de tout. Elle suivait Elsa partout dans la maison lui posant toute sorte de questions auxquelles Elsa répondait patiemment, lorsqu’elle avait la réponse… Qui peut bien savoir comment fonctionne le service téléphonique entre New-York et Londres, à part un ingénieur ?

Petite, Madeleine voulait être pilote d’avion ou pilote automobile, elle n’était pas sûre. En tout cas elle voulait aller vite comme elle disait sans cesse. Elle était aventureuse et indépendante. Elle ne laissait jamais personne l’aider, elle voulait tout faire toute seule, « comme une grande ». Elle se vexait lorsqu’elle ne parvenait pas à nouer ses lacets, enfiler une robe, démêler ses cheveux… Elsa et Madeleine se racontaient des histoires rocambolesques de chevaliers, de dragons, de rois déchus. Elles avaient un jeu très simple auquel elles jouaient chaque soir : l’une d’elles commençait une histoire par une phrase ou deux puis l’autre la continuait en y ajoutant à son tour une phrase ou deux. Chaque fois que c’était leur tour de poursuivre, elles devaient reprendre l’histoire depuis le début. C’était très amusant et Elsa était fascinée par l’imagination de sa fille.

Puis, il y eut Jeanne le vendredi 29 février 1924. Un vrai petit garçon manqué. D’ailleurs, tout le monde la prenait pour un garçon depuis qu’elle était née. Elle ne faisait rien pour se donner des allures de fille non plus. Elle était vraiment à part. Même sa date de naissance était à part. Jeanne était d’une espièglerie digne du pire garnement et battait les garçons du quartier à plates coutures aux jeux de billes et aux jeux de poings. Mais elle avait cette vulnérabilité toute féminine lorsqu’elle pleurait dans les bras d’Elsa après avoir fait un cauchemar. Leur entourage faisait souvent des remarques désobligeantes sur les manières de Jeanne, mais Elsa l’avait toujours défendue et était fière de voir sa fille vivre librement sans se soucier des censeurs. L’époque n’était pas clémente envers les filles qui sortaient du cadre.

À quarante-cinq ans, le mercredi 31 juillet 1940, Elsa donna naissance au petit dernier de la fratrie, Yves. Huguette avait alors vingt-trois ans, André vingt et un ans, Madeleine dix-neuf

et Jeanne seize. Dû à l’écart d’âge entre lui et ses frères et sœurs, Yves apprit très tôt à jouer tout seul. Il s’inventait des mondes imaginaires que ses soldats devaient conquérir. C’était un garçon déterminé et autoritaire. D’ailleurs cela se ressentait dans ses jeux. Chaque fois qu’Elsa s’asseyait à ses côtés pour prendre part aux batailles qu’il livrait avec son armée de plomb, elle devait toujours se conformer à ses exigences : ce soldat ne pouvait pas être le chef, le chef c’était lui. Ce soldat-là ne pouvait pas se battre contre ce soldat-ci car ils étaient frères. Si bien qu’Elsa se contentait de suivre les ordres. Elle craignait que son fils souffre de solitude, mais elle apprit bien vite qu’il n’avait en réalité besoin de personne. C’était un garçon ambitieux. Il rêvait de devenir un homme important. Avec son ingéniosité, il ne manquerait pas de réussir, elle en était certaine.

Bastien était un riche entrepreneur. Ils ne manquèrent jamais de rien. Chaque mois, elle envoyait même un peu d’argent à son père et ses frères jusqu’à la mort du dernier. Cela leur permit d’avoir une vie plus douce et de couler des jours heureux. Elle espérait que les soucis pécuniaires en moins permettraient aux plis du front de son père de se creuser moins vite.

Rien aux yeux d’Elsa n’était plus important que sa famille. Elle n’avait jamais goûté à la douceur d’une mère. Sa sœur était partie trop tôt, et ensuite elle se retrouva loin de chez elle. Rien n’était plus important pour elle que de garder une famille soudée par l’amour. S’aimer, se respecter, s’écouter, c’est ce qu’elle enseigna à ses enfants jour après jour, tels étaient les mots d’ordre. Elle gratifiait toujours ses enfants et son mari de mots tendres, leur caressait les cheveux, les serrait contre son cœur. Elle tissa des liens inébranlables entre eux. Il régnait dans leur maison une incroyable atmosphère d’amour. Bien sûr il y avait toujours les chamailleries, les prises de bec, les disputes même et les montagnes de petits riens. Nul ressentiment n’était plus fort que l’attachement qu’ils avaient les uns pour les autres. 

 

Le monde changeait à très grande vitesse. Le premier téléphone, la première voiture, la première machine à laver le linge, la première télévision… Elle était née à une époque où les femmes portaient le corset et voilà qu’aujourd’hui elles brûlaient leur soutien-gorge et portaient des jupes si courtes qu’Elsa se demandait par quel astucieux stratagème elles parvenaient à se

baisser pour ramasser des clefs tombées à terre sans dévoiler toute leur intimité.

 

Les deux guerres n’eurent pas raison de l’amour qui unissait Elsa et Bastien. Lorsqu’elle donna naissance à leur dernier enfant en 1940, ils quittèrent leur appartement cossu du VIIIème arrondissement pour s’installer dans la ferme de son père. L’endroit était si isolé qu’ils auraient pu ignorer toute l’horreur qui régnait autour d’eux.

Bastien avait des amis très haut placés, ce qui lui permit de rester loin du front. Il mit à profit ses talents d’homme d’affaire et son “bagou” inné pour se rapprocher de l’armée allemande, récolter de précieuses informations qu’il livrait ensuite à quelques partisans de la Résistance, amis d’enfance d’Elsa. Ainsi, plusieurs escadrilles de nuit appartenant à l’occupant furent décimées et pillées de leurs armes au profit des combattants Français. Ils hébergèrent également des réfugiés politiques Espagnols fuyant le régime de Franco par les Pyrénées. Le garagiste du village leur donnait rendez-vous à la frontière et les guidait à travers les montagnes. L’hiver, pendant les pauses, il lui arrivait de les attacher aux arbres afin qu’ils ne s’endorment pas dans la neige et ne meurent de froid, surtout lorsqu’il y avait des enfants. Cela pouvait sembler barbare, mais c’était un mal nécessaire qui en sauva plus d’un. Leur voyage se terminait à la ferme d’Elsa où ils arrivaient épuisés. Pour reprendre des forces, les réfugiés restaient en général deux ou trois jours cachés dans la cave dont l’entrée se dissimulait sous le plancher de la cuisine. Ils n’en sortaient que la nuit tombée pour respirer à l’air libre. Cela dura des années. À la libération cependant, quelques personnes mal intentionnées dénoncèrent Elsa, Bastien et le garagiste, Henri Cabannes, en les accusant de collaboration avec l’ennemi. Ils furent tous trois arrêtés. Fort heureusement, le mot se répandit parmi les groupes de résistants qu’ils avaient côtoyés et des lettres témoignant que ces allégations étaient mensongères affluèrent de toute la France. Il fut prouvé qu’ils étaient bien passeurs pendant l’année 1942 et en 1943, transporteurs de courrier spécial à destination du Consulat Anglais à Barcelone via l’Andorre. Leur travail fut interrompu en 1944 par l’arrestation à Perpignan du chef d’une association de Toulouse suivi de sa déportation en Allemagne.

Bastien et Elsa connurent à cette époque la seule période de leur vie qui fut périlleuse et incertaine.

 

En 1967, les Beatles chantaient All You Need Is Love en direct à la télévision dans vingt-six pays simultanément via satellite. Le tout premier long métrage de La Planète Des Singes sortait au cinéma. La sonde russe nous donnait le temps qu’il faisait sur Vénus et le prototype du Concorde, qui ne devait voler que deux années plus tard, était présenté à Toulouse-Blagnac.

Mais pour eux, l’année 1967 fut marquée par le terrible carambolage sur l’autoroute A10 au niveau de Coulombiers dans la Vienne. C’est cette année-là qu’ils vécurent le plus grand drame de leur vie. L’accident eut raison de la vie d’Huguette et d’André, ainsi que de celle de toute leur famille. Ils rentraient de La Rochelle, regagnant Paris. Trois semaines de congés payés à l’époque, une épopée. La préfecture déclara que la cause de l’accident était le brouillard, mais certains témoins rapportèrent qu’une épaisse fumée noire provenant d’une usine de carbonisation de bois avait complètement obstrué la  vue. Cinquante-huit véhicules et quatre-vingt-quinze personnes furent impliqués. Il y eu huit morts : leur fille, leur fils, leurs époux et les quatre enfants. Un tourbillon de détresse s’empara d’Elsa et elle crut qu’elle n’y survivrait pas.

À cette époque, elle ne se doutait pas une seule seconde qu’elle allait voir son monde disparaître peu à peu autour d’elle.

 

Cent-vingt ans. Cent-vingt ans et neuf jours. Voilà où elle en était. Son cher mari, son cher Amour, son cher ami, son si cher Bastien était mort dans son sommeil alors qu’il avait quatre-vingt-huit ans. C’était en 1978. Une éternité.

Elle s’était éveillée de bonne humeur ce matin-là. Le soleil filtrait à travers les volets en bois, on entendait les oiseaux chanter et ils avaient prévu de se balader près de l’étang après le petit-déjeuner. Lorsqu’elle s’était tournée vers lui et avait posé la tête sur son épaule, la raideur et le froid qu’elle rencontra la glacèrent jusque dans l’âme. Elle n’eut pas le cœur à réagir tout de suite. Elle avait fermé les yeux et laissé les larmes couler. Elle ne sait pas combien de temps elle resta ainsi mais lorsqu’elle leva enfin son regard vers lui, il avait l’air paisiblement endormi. Si elle ne l’avait pas touché, rien n’indiquait qu’il n’était plus. Elle se leva péniblement, rabattit les draps le couvrant comme si

elle ne voulait pas qu’il prenne froid et alla s’assoir dans le fauteuil en face du lit. Elle y resta figée jusqu’au soir. Lorsque la lumière du jour cessa de filtrer à travers les volets, que les grillons de la nuit entamèrent leur chant, elle descendit à la cuisine, empoigna le téléphone et

commença à annoncer la nouvelle. Froidement, sans larmes, détachée d’elle-même. Elle ne sentait que le vide au fond de sa poitrine. Yves et Jeanne quittèrent Paris pour la rejoindre. Madeleine, résidant aux Etats-Unis, arriva par le premier avion. Ils la soutinrent comme ils le purent. Ils l’exhortèrent à quitter sa ferme, à venir s’installer à Paris pour se rapprocher d’eux. Elle refusa et lutta contre les tentatives de persuasion de ses enfants. Sa vie était là, dans cette ferme. « Ce qu’il reste de ma vie », disait-elle. Elsa était persuadée que le temps qu’il lui restait était compté.

Madeleine partit presque aussitôt après l’enterrement de son père et Elsa ne la revit qu’en 1982 pour les vacances de Noël, puis en 1986 pour les vacances d’été. Elle était toujours venue seule. Elsa ne connut jamais son petit-fils d’Outre-Atlantique, Georges.

 

En 1994, Madeleine mourut d’une crise cardiaque à soixante-treize ans.  En 1997, c’était Jeanne qui quittait ce monde, également à l’âge de soixante-treize ans. Elle n’eut jamais d’enfants. Elsa n’était pas dupe. Elle savait depuis fort longtemps que sa fille ne partagerait jamais la vie d’un homme. Elle avait toujours été si masculine. Cela n’avait rien de péjoratif. Elle avait la grâce d’un gentleman. Ses mouvements étaient ceux d’un danseur de tango, doux et fermes à la fois. Elsa l’avait toujours trouvée d’une élégance folle avec sa coupe à la garçonne. Elle tenta à plusieurs reprises de parler avec sa fille, lui tendant des perches pour aider Jeanne à se confier. Jeanne ne se confia pas et Elsa espéra toute sa vie que sa fille ait trouvé l’amour, quel qu’il soit. Quant à Yves, il avait eu une magnifique petite fille en 1970. Elle s’appelait Aline. Une petite frimousse encadrée de boucles blondes qui faisaient ressortir ses grands yeux noirs. Elsa l’avait cajolée, embrassée, bercée, chatouillée, rassurée, consolée. Elle s’était enivrée de son parfum de bébé. Son cœur se brisa le jour où Yves lui annonça qu’il se séparait de la mère d’Aline. La petite n’avait que quatre ans à l’époque. Les visites furent fréquentes les premières années puis s’espacèrent

inexorablement. Elsa se rendait bien compte que son fils ne faisait aucun effort pour s’occuper de sa fille. Elle comprenait que la mère de la fillette ne veuille pas qu’elle ait à souffrir de nouvelles séparations dues aux négligences de son père. Aline devait avoir le vague souvenir d’une vieille dame qui s’était occupée d’elle jadis. Ou peut-être ne s’en souvenait-elle pas du tout. En 2010, Yves succomba à une rupture d’anévrisme à l’âge de soixante-dix ans. Elsa en avait cent quinze.

 

Jusqu’à présent, Elsa avait réussi à se débrouiller seule. En plus de l’aide à domicile dont elle bénéficiait, les villageois venaient la voir de temps en temps pour bavarder, lui apporter des légumes de saison, de la viande, du chocolat. Elle n’avait pas à se plaindre, elle ne manquait de rien. Le problème était sa vue qui baissait terriblement. Bien que ses lunettes soient d’une épaisseur improbable, elle n’y voyait plus grand chose. Adieu les broderies, les livres et les mots-croisés du journal. Sans compter que ses genoux et ses hanches la faisaient atrocement souffrir. Elle mit beaucoup de temps à prendre sa décision, mais elle était consciente qu’elle ne pouvait pas continuer ainsi, seule. Elle avait toute sa tête et son cœur battait comme s’il avait vingt ans, « c’est le docteur qui l’a dit ». Elle n’avait tout simplement plus la force mais repoussa le moment fatidique autant qu’elle le put.

Elle rangea ses robes et ses affaires de toilette dans une petite valise, mit la cuisine en ordre, ferma les volets, tira les rideaux, disposa de grands draps blancs sur le canapé et les fauteuils. Epuisée, elle alla attendre sur la terrasse  l’ambulance qui devait la mener vers sa dernière demeure. Elle s’assit sur le vieux banc en bois où, avec Bastien, ils avaient si souvent regardé les arbres danser au gré du vent et attendit.

 

“Le clos de l’étang”. Un bien joli nom pour une fin de course. La demeure était coquette. Un hôtel particulier de la fin du XVIIIème siècle remis à neuf. L’établissement jouissait d’un magnifique jardin verdoyant parsemé de fleurs. À l’arrière, on pouvait apercevoir un saule pleureur se penchant majestueusement sur un étang vert. Son cœur se serra de nostalgie et de joie lorsqu’elle le vit. C’était comme un bout de chez elle qui était planté là. 

On l’accueillit avec beaucoup d’amabilité. On essayait de la mettre à l’aise. On essayait de faire en sorte qu’elle se sente

chez elle. On lui prit son bagage pour la conduire à sa chambre. Dans sa dernière chambre. Les murs étaient blancs, repeints de frais. Les fenêtres avaient été remplacées mais gardaient leur cachet avec leur ossature couleur bois. L’infirmière se tourna vers elle après avoir déposé sa valise.

  • Nous vous laissons vous installer tranquillement Mme De Breuil. Il est 16h30, le dîner sera servi au réfectoire à 18h. Avez-vous besoin de quoi que ce soit ?
  • Non, merci, mon petit.
  • N’hésitez surtout pas à nous appeler avec le bouton, juste là, si vous changiez d’avis, dit-elle en montrant du doigt la commande près du lit.
  • Vous êtes très aimable, ma fille. Merci beaucoup.

 

Sur ce, elle ferma la porte derrière elle et fit place au silence. Un silence troublé uniquement par le vent qui faisait délicatement chanter les feuilles des arbres, le gazouillis des oiseaux et le lointain ronronnement de la circulation. Un silence rempli de vie. Elle se sentait figée en cet instant pendant que le monde tournait autour d’elle.

Elsa s’assit sur le lit et étudia sa chambre. Une armoire, un petit bureau et son fauteuil, une télévision et une horloge fixées au mur, et une salle d’eau derrière la porte en bois repeinte en bleu. Elle ouvrit sa valise, farfouilla un peu et sortit des cadres qu’elle disposa sur les chevets et le bureau: la photo jaunie du jour de son mariage, ses enfants, ses petits-enfants. Des photos de vacances, de Noëls, de bonheur. Ensuite, elle rangea ses robes précautionneusement dans l’armoire et ses affaires de toilette dans la salle de bain. Elle glissa sa valise sous le lit, s’y rassit, posa les mains sur ses genoux et attendit l’heure du dîner. Tout ce qu’elle entendait à présent était le tic-tac incessant de l’horloge accrochée au mur. Tic-tac, tic-tac, tic-tac…

Elsa se redressa lentement sur son lit. C’était une belle journée, sans nuages. Elle avait encore en tête la fête d’anniversaire que le personnel et les occupants de l’établissement lui avaient organisée. C’était inattendu. D’ailleurs tout était inattendu car elle n’attendait plus rien, depuis longtemps. Cela avait été une belle surprise qui avait réchauffé son cœur meurtri. Il y avait même eu des journalistes qui venaient écrire un article sur la personne la plus âgée de la planète, disaient-ils.

Elle se leva péniblement après avoir chaussé ses lunettes à triple foyer et alla se débarbouiller avant de se glisser dans une de ses sempiternelles robes à fleurs. Elle avait le privilège d’avoir son petit-déjeuner servi dans sa chambre. Son grand âge lui octroyait quelques avantages, heureusement. Un peu avant midi, une infirmière vint frapper à sa porte.

  • Bonjour Mme De Breuil ! Quelle belle journée, n’est-ce pas? Vous avez de la visite aujourd’hui. Vous ne m’aviez pas dit que vous aviez de la famille !
  • Vous devez faire erreur, ma petite. Ma famille a disparu il y a fort longtemps.

 

L’infirmière la dévisagea un instant.

  • Pourtant, je vous assure que c’est vous qu’on demande à la réception. Voulez-vous que je les renvoie ?
  • Êtes-vous certaine que ce soit bien moi que l’on demande?
  • Sûre et certaine ! Le monsieur m’a même montré une photo et la personne sur la photo ressemble trait pour trait à celle qui trône sur votre chevet, celle où vous êtes en robe de mariée.
  • .. je suis confuse… Je ne….
  • Je les fais monter ?
  • Eh bien…. Oui… faites….

 

Elsa attendit impatiemment que le voile soit levé sur ce mystère. Des minutes interminables où elle imaginait cette personne prendre l’ascenseur et déambuler dans les couloirs jusqu’à sa chambre. Puis l’on vint frapper à sa porte.

  • Oui ?

 

Elle regarda fébrilement la porte s’ouvrir lentement et entendit l’infirmière glisser discrètement :

  • Approchez-vous, elle n’y voit rien.

 

Un homme grand aux cheveux gris et aux mâchoires carrées se présenta devant elle. Lorsqu’elle capta enfin son regard dans le brouillard de ses yeux fatigués, elle le reconnut.

  • Granma ? *

 

 

*Grand-mère ?

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